IBM La Gaude : l’utopie moderniste de Marcel Breuer abandonnée sur les hauteurs de Nice
Du haut du joli petit village perché de Saint-Jeannet, situé à une quinzaine de kilomètres de Nice, j’aperçois une structure lointaine en forme de double Y qui me fait penser à un vaisseau spatial posé digne d’un film de SF. La vision de cette masse grise me fait tilt : les termes La Gaude, IBM et Marcel Breuer reviennent en mémoire.
Sur la commune de La Gaude, le centre IBM conçu par Marcel Breuer est l’un des témoignages les plus saisissants du modernisme européen en France. Inauguré en 1962, cet ensemble architectural audacieux fut à la fois un centre de recherche technologique et un manifeste esthétique du rationalisme d’après-guerre.
Pourtant, depuis la fermeture définitive du site en 2015, le bâtiment, est vide et livré à lui-même.
Commandité à une époque où IBM incarnait la pointe de l’innovation, le projet fut confié à Marcel Breuer, figure majeure du Bauhaus et chantre du brutalisme.
À La Gaude, il déploie une architecture profondément ancrée dans le paysage méditerranéen, tout en y insufflant sa rigueur géométrique et son goût du béton brut. Loin de toute monumentalité gratuite, l’édifice se distingue par son horizontalité marquée, se terminant par des courbes, ses pilotis massifs mais d’un design fin avec ses formes anguleuses, ils ressemblent à des tridents. L’ensemble principal, composé de plusieurs ailes articulées en terrasses, épouse les courbes du terrain naturel. Ses façades modulaires et ses percées de fenêtres savamment maîtrisées, on reconnait bien sa patte sur ces ouvertures qui sont similaires sur les immeubles de la ZUP de Bayonne ou celles de l’hôtel Le Flaine dans la station de ski du même nom de Haute-Savoie, structure en porte à faux…magnifique. Ces baies vitrées offraient des vues panoramiques sur la vallée du Var. La lumière naturelle y était omniprésente, pensée pour stimuler l’innovation et le confort au travail.
Marcel Breuer y applique les principes du fonctionnalisme avec élégance : clarté des circulations, flexibilité des espaces intérieurs, rationalité des structures en utilisant le béton armé préfabriqué.
Le site comportait également des éléments techniques et paysagers d’une grande finesse : bassins, patios, jardins suspendus… autant de détails qui traduisent le soin apporté à la relation entre l’homme, la machine et la nature. Un idéal moderniste aujourd’hui oublié derrière des murs décrépis.
En ce mois mai 2025, animé par le désir de redécouvrir ce patrimoine méconnu, j’ai escaladé le portail d’entrée principal après avoir voulu faire une tentative d’intrusion par des grilles et grillages à un autre endroit. Le câble électrique longeant ces grillages me paraissait être relié à des capteurs pouvant déclencher une alarme à tout moment. Ce n’est pas ma première fois en urbex…
L’exploration m’a plongé dans un univers figé. À l’intérieur du site, le silence règne. La nature a repris ses droits sur le Bauhaus.
Elle commence doucement à occuper de l’espace mais ne viendra pas tout de suite à bout de cet ouvrage : des arbustes poussent entre les dalles, des racines fissurent les sols, mais rien n’altère vraiment la force expressive du bâtiment. Il résiste, tel un totem moderniste oublié par le monde contemporain. Pas de visite à l’intérieur, une pancarte indique la présence de senseurs et de caméra directement reliés à la gendarmerie locale. Cela ne semblait pas être un fake….par expérience de la dernière visite en urbex sur un autre site…intervention en 10 minutes. La déambulation est très agréable entre les piliers sous le bâtiment dans les herbes hautes, on a l’impression de découvrir un site archéologique disparu.
Le site IBM de La Gaude incarne un moment unique dans l’histoire de l’architecture française – la rencontre entre une multinationale américaine et un maître de l’architecture européenne. Sa valeur patrimoniale est indéniable. Aujourd’hui, il attend une réhabilitation? En 2000, l’ouvrage obtient le label Patrimoine du XXe siècle. Depuis septembre 2020 il est inscrit aux Monuments historiques. Ce lieu hors du temps reste un manifeste à ciel ouvert, témoin d’un futur rêvé… et abandonné pour le moment.
2025 Carlos.S ölddesign